Loto-Québec a versé plus de 1,5 million de dollars depuis 2003 en commission aux propriétaires de deux établissements servant de chef-lieu au clan sicilien de la mafia, à Laval, pour l’exploitation d’appareils de loterie vidéo (ALV).
Et les cas de ces deux établissements sont loin d’être uniques. D’après notre enquête, au moins 62 autres bars exploitant des ALV ont permis d’enrichir la mafia, les motards, les gangs de rue ou d’autres réseaux de moindre ampleur.
Le Café Bellerose et le Resto bar Romcafé abritent une dizaine d’ALV confiés par la société d’État, après que la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) leur a accordé une licence d’exploitant d’ALV. Ils empochent 22 % des revenus par an, soit environ 17 000 $ par appareil (voir capsule à la fin du texte). Le Bellerose possède une telle licence depuis 2010 et le Romcafé, depuis 2003.
Or, le Bellerose a appartenu en copropriété au mafieux Vincenzo Spagnolo, qui a été assassiné samedi dernier. M. Spagnolo était l’ancien bras droit et ami du défunt parrain de la mafia italienne Vito Rizzuto. Selon des sources policières, il aurait été le « propriétaire silencieux » du Romcafé.
Vincenzo Spagnolo est devenu actionnaire du Bellerose en avril 2010. Une semaine plus tôt, la RACJ avait accordé une licence de loterie vidéo pour un maximum de cinq ALV sans que le Service de police de Laval ne s’y oppose.
Rappelons que le réseau de loterie vidéo a été implanté par Loto-Québec à compter de juin 1994 pour permettre à l’État d’encadrer les jeux de hasard et d’argent, et ainsi les soustraire au contrôle du crime organisé.
Outre le Bellerose, on retrouve également des accointances mafieuses au Romcafé. Des sources policières très fiables nous indiquent que plusieurs personnes liées au crime organisé italien ont été vues à de très nombreuses reprises au Romcafé, dont Stephano Sollecito (fils de Rocco, tué en mai dernier) et le défunt parrain Vito Rizzuto. Lors de la sortie de prison de M. Rizzuto, en 2012, le Romcafé était devenu le quartier général du clan sicilien, qui tentait de reprendre le contrôle des activités de la mafia.
Nous avons consulté plus d’une centaine de documents policiers et de décisions rendues par la RACJ depuis 2010. Notre enquête montre que plus de 60 bars sont liés, et parfois de très près, au crime organisé.
64
Nombre de bars liés de près au crime organisé identifiés par La Presse. Parmi eux :
17
appartenaient à des trafiquants de drogue ou d’armes
11
appartenaient à l’entourage immédiat de tels trafiquants
14
étaient gérés par des employés qui s’adonnaient au trafic
22
ont été la scène de règlements de comptes ayant souvent mis « en danger la vie ou la santé de personnes ».
Un représentant de Loto-Québec a même offert des ALV à un homme d’affaires lavallois, malgré le fait que ce dernier était copropriétaire d’un autre établissement, le Café Bar Bliss, avec un homme condamné pour prise de paris illégaux et qualifié d’« employé du crime organisé italien », révèle une décision rendue par la Régie en 2013 (détails à l’onglet 5).
Arguments des enquêteurs ignorés
Autoriser ce projet « revient à permettre au crime organisé d’exploiter des permis d’alcool et une licence de loterie vidéo », s’était indigné le Service de police de Laval devant la RACJ. Mais en vain. Dans cette affaire, comme dans près de 80 % de celles que nous avons repérées, les régisseurs ont accordé plus de poids aux engagements des tenanciers qu’à l’expertise des enquêteurs.
La loi prévoit pourtant que l’obtention d’un permis d’alcool est un privilège qui doit être réservé aux gens capables de prouver leur compétence et leur intégrité. La Régie « n’a pas à attendre une accusation au criminel pour agir face à une contravention à la tranquillité publique », ont même précisé les régisseurs dans une décision de 2009.
Les établissements perdent pourtant très rarement leur permis et leurs appareils de loterie vidéo. Et lorsque cela se produit, c’est souvent après plusieurs années à avoir engrangé les commissions de Loto-Québec.
Prête-noms ou non ?
Les criminels gagnent parfois du temps en se cachant derrière des prête-noms. Mais là encore, les corps policiers ne convainquent pas souvent les régisseurs que leurs craintes sont fondées.
Il y a cinq mois, une femme n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine des bars a reçu la bénédiction de la Régie pour servir de l’alcool au Pub La Grange, à Mercier, et obtenir des ALV. Malgré le fait qu’elle avait confié sa demande initiale et l’aménagement du local à un homme considéré par la police de Châteauguay comme un « prospect » des Red Devils – principal club-école des Hells Angels. Et malgré le fait qu’elle comptait continuer à fréquenter cet homme comme conseiller et futur client.
Ce dernier a juré avoir quitté le groupe de motards et ne pas financer le projet. La police a donc de simples « craintes et appréhensions » à offrir plutôt que « des faits concrets », ont conclu les régisseurs.
À Joliette, le propriétaire du bar Le Cocktail a pour sa part été autorisé à quitter un immeuble appartenant à un trafiquant… pour déménager dans un immeuble appartenant plutôt à la conjointe d’un Hells Angel recherché pour meurtre, trafic de stupéfiants et complots.
Dans ce dossier, un enquêteur de la Sûreté du Québec avait pourtant expliqué dès 2010 à la Régie que les Hells « ont peu d’actifs à leurs noms et utilisent des proches comme prête-noms ». Et que le lieu choisi par le tenancier « augmentait les risques de prise de contrôle par le crime organisé ».
Mais il a fallu attendre cinq ans, deux nouvelles convocations, la réembauche d’une serveuse vendeuse de drogue et une série d’agressions sanglantes pour que les régisseurs réalisent, l’an dernier, que les policiers avaient raison. Et ordonnent au tenancier de fermer Le Cocktail à l’expiration du bail.
Urgence absolue
À Montréal, deux bars ont plutôt été soudainement fermés de toute urgence, après avoir empoché des commissions de Loto-Québec pendant cinq ans. Dans Rivière-des-Prairies, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a dû déployer plus d’une vingtaine de véhicules autour du D Lounge Resto-Bar en 2010, « afin d’éviter le décès de victimes innocentes ».
Qualifié de « quartier général » des membres de gangs de rue, l’endroit servait au trafic de stupéfiants et d’armes à feu. On a trouvé dans la ruelle arrière l’arme de poing semi-automatique « la plus puissante au monde ». Il a aussi été le théâtre d’une fusillade et d’autres violences dites « extrêmes » et « inouïes », ont écrit les régisseurs.
Même histoire, la même année, au Bar 2801, où des cocktails Molotov ont déclenché deux incendies et forcé l’évacuation de nombreux citoyens dans un secteur résidentiel du Centre-Sud.
Le SPVM a prévenu la Régie que le « message » était directement destiné au propriétaire, qui était protégé par deux hommes « armés et dangereux ». En précisant que le bar servait « d’endroit de rencontres afin de distribuer les profits de la vente de stupéfiants […] ultimement remis aux têtes dirigeantes des Hells Angels ».
Quand les enquêteurs ont découvert des milliers de dollars dans le coffre-fort du sous-sol, le propriétaire leur a plutôt déclaré « que l’argent provenait des machines de vidéopoker », rapportent aussi les régisseurs.
À Sorel-Tracy, les policiers ont aussi découvert un bar clandestin doté de tables de jeu illégales dans le sous-sol du Bar Zorro. La Régie a révoqué son permis d’alcool et sa licence de loterie vidéo en 2009, soit trois ans après que la police se fut opposée à leur délivrance, en découvrant qu’ils étaient demandés par un grand ami et par la veuve de deux membres en règle des Hells Angels.
« Danger pour la clientèle »
Pourquoi prendre des risques ? Pour les régisseurs, la présence de proches du crime organisé « à l’intérieur d’un bar constitue un danger pour la clientèle ». C’est du moins ce qu’ils ont écrit en 2011 dans une affaire concernant Tony Magi. Rescapé trois ans plus tôt d’une tentative de meurtre, l’homme d’affaires se promenait entouré de gardes du corps armés, dans un véhicule blindé aux portes pesant 360 kg.
La Régie a conclu que ce promoteur proche de la mafia était en train de s’emparer du bar d’un prête-nom afin de le rouvrir ailleurs. Magi voulait déménager le Café Jungle Bar\Salon Rumors dans un immeuble appartenant à un homme lui devant 1,5 million de dollars. Selon la police, cet homme venait déjà de se faire fracturer le visage en raison de cette dette impayée.